samedi 28 janvier 2017

Les Soft-skills sont-elles solubles dans la formation d'ingénieur ?



Dernière chronique en date parue dans le N° d'archiSTORM de janvier-février 2017, dont le texte (extraits) est reproduit ci-dessous. Les illustrations peuvent être différentes.

Les soft skills sont-elles solubles dans la formation des ingénieurs ?
Texte et Photos : Pergame

Non, les soft skills ne sont pas un nouveau cocktail tendance ! Encore que... Car on peut trouver de tout sous cet anglicisme, depuis les recettes de cuisines permettant au futur manager de cumuler les qualités de « outoftheboxeur », « synergisant », « révolueur » ou « éconoclaste[1] », jusqu’aux démarches fondées sur le savoir-être, l’apprentissage aux défis des situations professionnelles de demain caractérisées par « l’incertitude, la complexité et l’innovation[2] ».
Halles Alstom. Ile de Nantes
Des cabinets spécialisés, mais également les programmes d’enseignement de certaines grandes écoles d’ingénieurs, dispensent très sérieusement des formations qui, en complément des matières techniques traditionnelles, mélangent théorie et pratiques sensorielles ou émotionnelles autour de concepts tels que l’empathie, l’enthousiasme, la bienveillance, voire l’éthique[3].

 Les soft skills, contrairement aux idées reçues, ne s’opposent pas aux sciences dites « dures », mesurables, quantifiables, objectives, et plutôt associées aux environnements scientifiques au sein desquels évolue l’ingénieur ; celui-là même dont on regrette trop souvent le manque d’intelligence transversale, de curiosité, de capacité à communiquer, de « culture », ainsi qu’une certaine inaptitude à travailler en équipe[4].
Halles Alstom. Ile de Nantes
Rue de Lille, un matin de 2015
Eliasson à Versailles (2016)

L’intégration de ces « compétences douces » à un corpus de connaissances scientifiques a pour objectif, non d’ajouter encore une couche au « nous devons savoir » caractéristique de la formation des ingénieurs, mais d’acquérir une réelle autonomie, le sens des responsabilités et les qualités de communication indispensables au bon exercice de leurs fonctions futures.


Les ingénieurs français sont réputés techniquement compétents. Mais que vaut véritablement cette compétence, quand l’appréhension de la technique dans un monde complexe exige, au-delà de la pure expertise, une vision d’ensemble, une capacité d’anticipation, un intérêt pour des champs disciplinaires pluriels, une aptitude à communiquer ses intuitions ? « Dans un monde changeant, les compétences techniques peuvent devenir obsolètes, pas les compétences humaines », constate Jérôme Hoarau, formateur.
La prise de conscience dans les écoles d’ingénieurs (encore trop peu nombreuses ?), de la nécessité de former des étudiants à autre chose que d’être des « gestionnaires de la technique », selon l’expression de Denis Lemaître, ne date pas d’hier.

L’Ecole Centrale Paris revendique de s’y être attelée dès les années 90. Elle propose un Master intitulé « Leadership et Projets Innovants » dont la vocation est, selon son directeur, Serge Velle Delove, « de mettre les jeunes en situation de comprendre et d’agir, en soulignant que dans chaque métier il existe deux dimensions : la technique et celle correspondant à la complexité des situations.»

Mais l’ouverture à ce que l’on désignait jadis par les « humanités » n’est-elle pas trop tardive quand elle intervient à Bac + 2 ou 3 ? N’y a-t-il pas une absolue nécessité de réintroduire dans l’enseignement scientifique, et probablement dès le lycée, l’éducation à la conscience, seule apte à produire une vision pluriculturelle du projet ? « La conscience et l’éducation sont les clés de l’avenir », écrivait Peter Rice[5].
Othoniel à Versailles (2016)e


Sans cette éducation, un grand nombre d’ingénieurs finiront par être de simples exécutants car tôt ou tard, les développements fulgurants de l’IA[6] permettront la conception de logiciels de calcul performants, fiables et accessibles aux non-sachants techniques. Quelle sera alors la place de l’ingénieur ? C’est l’une des préoccupations de Tim Ibell, Président de la Société britannique des Ingénieurs-structure[7] : «If we have software capable of checking itself though physic-based routines, then it could be argued that the principal advantage in employing a structural engineer in future will be for his or her creativity and spark in being able to conceive of a structural system which adds value, and for which a creative educational and development background in structural engineering was imperative.”

Mais si chacun s’accorde sur la nécessité d’introduire davantage de soft skills, Annie Kahn, chroniqueuse au journal « Le Monde », prévient : « ces soft skills, ces compétences relationnelles, sont capables du meilleur comme du pire (…) et se révéler extrêmement nuisible. Telle cette forme d’intelligence relationnelle, manipulatrice, voire machiavélique. Ou cette capacité à se faire valoir en haut lieu en s’arrogeant l’idée de son voisin (…).[8] »
Attention cependant à ne pas favoriser à l’excès les soft skills au détriment de l’essence-même du métier d’ingénieur dont les deux composantes principales restent l’innovation maîtrisée et la validation rigoureuse des principes techniques mis en œuvre ; auxquelles s’ajoute une troisième, plus visionnaire et politique, celle que Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Diderot désigne par : « la capacité à renouer avec une forme d’utopie apte à répondre à la quête de sens (…)[9] » ; laquelle fait écho à la célèbre phrase de l’architecte Mies van der Rohe : « Il est important pour toute époque, y compris la nôtre, de donner à l’esprit l’occasion d’exister. »


[1] Néologismes inventés par un « célèbre cabinet d’audit américain » définissant quatre profils types à recruter.
[2] Dixit Denis Lemaître, directeur de la formation de l’ENSTA
[3] A cet égard, il est intéressant d’observer que l’éthique se loge au cœur des problématiques liées à la mise au point des algorithmes de conduite de la future voiture autonome (cf article de Christophe Salvat, chargé de recherche à l’ENS Lyon. « Le Monde » en date du 28/10/2016)
[4] A l’opposé de la culture anglo-saxonne qui met en avant « l’esprit d’équipe ».
[5] Ingénieur irlandais (1935-1992), partenaire de nombreux architectes de renom, dont Renzo Piano, en particulier pour Beaubourg.
[6] L’Intelligence Artificielle, dont la maîtrise constitue d’un des défis majeurs de l’humanité dans les années à venir (Cf l’entretien accordé par Barack Obama au journal Le Monde en date du 13/10/2016
[7] The Institution of Structural Engineers
[8] In supplement “Economie et Entreosies”, « Gare aux talents d’une douceur machiavélique », Le Monde, samedi 12 novembre 2016
[9] Cf article « Les sociétés occidentales doivent retrouver foi dans le progrès », dans le journal Le Monde daté du 21/10/2016

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