samedi 30 novembre 2013

Loving Franck



 
Franck Lloyd Wright est considéré comme l'un des plus grands architectes du 20eme siècle (sinon le plus grand). De ses "Prairie Houses" où l'espace construit se voulait en résonance parfaite avec les éléments matériels et spirituels du lieu, jusqu'à l'incroyable Guggenheim de New-York dont la forme et le parcourt du visiteur révolutionneront le concept du musée, Wright n'a cessé d'être un précurseur et un visionnaire.

Mais quel homme se cachait réellement derrière l'architecte ? Une réponse nous est proposée dans "Loving Franck" de Nancy Horan qui nous plonge dans l'intimité du couple Wright-Mamah* Borthwick, au travers du récit des sept années de leur relation passionnelle (jugée scandaleuse à l'époque dans la bonne société de la banlieue chic de Chicago). Nancy Horan s'est attachée à faire revivre ses deux personnages dans un roman historique captivant, fourmillant de détails, ponctué d'extraits de lettres de l'époque, plongeant le lecteur au cœur de la bourgeoisie d'Oak-Park jusqu'à la bohème romantique de Berlin, Florence ou Paris. 
Le portrait du génial architecte n'est pas toujours à son avantage. On le découvre tour à tour affabulateur, acheteur compulsif, mégalo, égoïste ou prétentieux (Wright ne disait-il pas : "Très tôt dans la vie, j'ai du choisir entre l'arrogance honnête et l'humilité hypocrite. J'ai choisi la première et je ne vois aucune raison pour changer." Et encore : "Je me sens aller vers une étrange maladie : l'humilité."). Mais Wright était aussi un homme tendre, fragile, capable d'une attention extrême envers sa maîtresse.  
Mamah est intelligente, sensible, belle. C'est une femme qui souffre du carcan sociologique de son époque. Elle est marié à un homme qu'elle n'aime plus ou qu'elle n'a jamais vraiment aimé profondément ; sans doute un mari attentif, mais la relation n'a pas le "souffle" auquel elle aspire. "Tu as toujours voulu accomplir quelque chose de grand. Quelque chose d'important", lui lance avec rancœur, Lizzie, sa sœur, quand elle revient la voir après une dispute avec Wright pour lui demander de l'aide. Sa rencontre avec son illustre amant et plus tard avec Ellen Key, une philosophe féministe suédoise, façonneront sa vie pour le meilleur et jusqu'au tragique.

Livre à recommander aux passionnés d'architecture (évidemment) mais au-delà, à tous ceux qui s'interrogent sur la relation passionnelle entre une femme et un homme.
* prononcer "May-ma"

dimanche 24 novembre 2013

Banalisation du mal

Suite à la lecture du "Nazi et du barbier", du visionnage de 2h30 de "Shoah" et du film "Hannah Arendt" relatant la controverse du procès d'Adolf Eichmann, interrogations sur le monstruosité...
Dans la courte description suivante, de qui s'agit-il ?
Il tient un journal intime ; on y voit le portrait d’un jeune homme bien intégré à son milieu et à la société, capable de gentillesse et de générosité. Pendant les vacances de Noël (date inconnue), il fait la lecture à un aveugle ; il organise une manifestation de bienfaisance pour les orphelins et regrette les mauvais traitements infligés aux prisonniers français auxquels il a assisté en 1914.
Rép. : Heinrich Himmler

Et puis :
Les chefs des Einsatzgruppen et des Einsatzkommados étaient majoritairement des personnes diplômées, exerçant souvent des professions libérales. Ils n'ont presque jamais exprimé le moindre remords ou regret.

(D'après Wikipedia)

jeudi 21 novembre 2013

Le nazi et le barbier (la pièce)

Ca se joue à 19H au théâtre du Petit Hebertot (métro Rome ou Villiers). Ca dure 1H30 et c'est une performance d'acteur remarquable. Bien sûr il a fallu faire quelques coupes dans le roman de 500 pages d'Edgar Hilsentath, mais ça laisse tout le plaisir de lire le livre même après avoir vu la pièce. Un spectacle grinçant qui resonne dans l'air actuel avec une acuité particulière ...

mardi 19 novembre 2013

Les petits soldats

"Les petits soldats" est le premier roman de Yannick Haenel, auteur de "Jan Karsky" et plus récemment "Des Renards pâles". Il fait le récit des trois années (de la seconde à la terminale) qu'il a passées au Prytanée Militaire de La Flèche dans les années 80. Pour ceux qui ne sauraient pas ce qu'est le Prytanée Militaire de La Flèche, un détour sur Wikipedia s'impose. D'aucuns pourraient le qualifier d'anachronisme contemporain ; bel oxymore ! Yannick Haenel y mord à pleine dents n'épargnant guère l'institution et ses sbires. On retrouve, comme dans le livre plus édulcoré et précieux d'Antoine Compagnon "L'année de rhéto", ce mélange d'amour et de haine à l'encontre d'un établissement dont la fréquentation peut laisser quelques séquelles, mais également constituer le socle d'une amitié indéfectible.
Une question se pose : et si Yannick Haenel n'avait pas été pensionnaire au Prytanée, serait-il devenu  un écrivain, qui plus est aujourd'hui reconnu ?
Le ton et le style de Yannick Haenel sont déjà bien présents (comme dans "Les Renards pâles") : tout à la fois poétique et onirique, fragile et écorché (même saignant par endroit !).
Extraits : "Si vous lisez vraiment des phrases, elles anéantissent vos lourdeurs. La graisse des plaintes se liquéfie. Quelque chose déserte en vous. (...) Au milieu de ce vide, se forme une seconde solitude (...) Vous vivez la nuit dans la peau des phrases, à l'intérieur de la souplesse, avec la lumière de toutes les saisons. La vie des phrases est le seul royaume."
"Appprends mon vieux, qu'aucune femme n'est laide. Il n'y a que des niaids comme vous qui se moquent des femmes négligées ! Toutes sont émouvantes : elles seules savent nous aimer, avec nos mensonges et nos veuleries. A côté d'elles nous sommes des pitres."

samedi 16 novembre 2013

Nue

Quatrième et dernier opus de la série des "Marie" de Jean-Philippe Toussaint, "Nue" est d'abord servi par une très belle écriture ; une écriture inventée, un style, celui de Toussaint, avec l'alternance de longues phrases qui se déploient sur la page avec la volupté d'une immense bannière flottant au vent (je pense au drapeau parfois hissé sous la voûte de l'Arc de Triomphe dans l'axe des Champs-Elysées), des parenthèses triviales - l'instantané de la pensée -, des séquences plus courtes de mots simples évoquant le détail mais loin (très loin) de la banalité du roman de tête de gondole. 
L'histoire est celle d'une relation entre un homme et une femme, Marie, qui a "ce don, cette capacité singulière, cette faculté miraculeuse, de parvenir, dans l'instant, à ne faire qu'un avec le monde, de connaître l'harmonie entre soi et l'univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience." Ce que le narrateur qualifie de disposition océanique. Lui est amoureux d'elle ; un amour inquiet (l'amour n'est-il pas nécessairement inquiet ?). "C'était donc encore une fois pour m'apprendre la mort de quelqu'un que Marie m'avait appelé." La relation n'est pas simple, mais elle ne présente pas un degré d'étrangeté exceptionnel. Elle est composée de tous ces petits malentendus, ces ratés, des instants sans relief apparent mais chargés d'une tendresse indicible. Marie a un secret, mais ce n'est pas la clé du roman.  "Nue" est un livre d'atmosphères (la Place Saint-Sulpice sous la pluie d'automne), d'odeurs (celle que la chocolaterie incendiée répand sur l'Ile d'Elbe et en particulier dans le cimetière ; "cette odeur lancinante de chocolat (...) qui se mêlait à l'odeur abstraite de mort qui régnait dans le cimetière"), de nostalgies (la chambre de la maison de famille profanée, les êtres qui disparaissent).
Il y a aussi ces deux scènes "improbables" du défilé de la robe en miel (tragique) et de l'aventure voyeuriste sur le toit du Contempory Art Space (plutôt comique).
Une phrase encore sur la création artistique : "La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente de la création - ce qu'on contrôle, ce qui échappe -, il est également possible d'agir sur ce qui échappe, et qu'il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l'involontaire, le fatal, le fortuit." Uniquement dans la création artistique ?




mercredi 13 novembre 2013

Shoah

"Shoah" de Claude Lanzmann était diffusé hier soir sur Arte. Il n'est pas nécessaire de voir l'intégralité des 265' (près de 5H) de ce témoignage exceptionnel dans lequel des anciens tortionnaires nazis, piégés par Lanzmann, racontent par le menu leurs exactions, corroborées par le témoignage de survivants exhumant de leur mémoire les mêmes détails, pour avoir la chair de poule. Précision de l'horreur. 
Et puis le constat : au début était l'improvisation (des camions bricolés pour que les gaz d'échappement se répandent dans le fourgon arrière rempli de juifs, et qui font des rotations entre le "château" et les bois voisins), et rapidement se met en place l'industrialisation de la "solution finale" avec la conception parfaite (c'est à dire l'étude, la réflexion, l'avant-projet, la mise au point, la pré-synthèse, les spécifications détaillées, les plans, le chiffrage, la constitution des dossiers marchés, les appels d'offres, la fabrication des pièces, le recrutement des ouvriers, la construction, la vérification des installations, leur mise en route, leur exploitation, etc.) d'équipements capables de gazés simultanément 3.000 personnes.

mardi 12 novembre 2013

La croisière du "Snark"

Qu'est-ce qu'un aventurier ? Sans doute un homme capable de répondre à un défi déraisonnable par : "Pourquoi ne pas partir tout de suite (...) nul ne serait jamais plus jeune qu'aujourd'hui !"
Quand Jack London se lance dans un tour du monde à bord du voilier de 45 pieds (env. 13,50 m) qu'il a fait construire, "Le Snark", il ne connait rien à la navigation. C'est une folie, d'autant qu'il emmène avec lui sa femme, Charmian. Mais il a lu Melville et c'est un peu sur ses traces, à 60 ans de distance, qu'il parcoure pendant 17 mois les îles du Pacifique sud d'Hawaii aux Iles Salomon. Le périple n'est pas vraiment une promenade de santé : le climat de ces régions est souvent malsain  et la moindre écorchure peut se transformer en épouvantable abcès qui entraine des fièvres à répétition ; les tempêtes sont fréquentes et les paysages paradisiaques infestés d'insectes aux piqures assassines ;  l'accueil des indigènes peut être le meilleur du monde et le pire aussi (les cannibales hantent les abords de certaines plages dissimulés dans la végétation) ; la beauté de la nature est entachée par la vision d'êtres atteints de la lèpre ou de l'éléphantiasisme. Durant ce voyage Jack London ne devient pas seulement un excellent marin maîtrisant la navigation avec une précision remarquable, mais aussi un médecin et un dentiste ! 
Jack London et son épouse Charmian
"La croisière du "Snark"" confirme le génie de Jack London, autodidacte de la vie, infatigable optimiste doté d'un humour exercé par l'attention qu'il portait à chaque chose et particulièrement aux hommes.
Parlant d'un couple d'indigènes qui les avaient accueillis avec une hospitalité rare, Jack London écrit : "Le trait le plus délicieux de leur hospitalité, c'est que leur courtoisie ne procédait d'aucune éducation, d'aucun idéal social compliqué : elle jaillissait spontanément de leurs coeurs". On retrouve ici certains thèmes de "Martin Eden" écrit (sauf erreur) 2 années plus tôt : la spontanéité, l'intelligence ou la bonté qui n'ont pas besoin de l'éducation pour s'exprimer (voire même perverties par elle).




dimanche 3 novembre 2013

Une enfance de Jésus

 Un homme (il a peut-être 45 ans) et un jeune garçon (5 ans probablement) arrivent en fin de journée dans le camp d'aide aux nouveaux arrivants de Novilla, le "Centro de Reubicacion" (Centre de Déménagement). Ils sont fatigués et ils ont faim. Ils viennent de passer une semaine sur la route en provenance du camp pour immigrants de Belstar où ils sont restés  6 semaines au cours desquelles on leur a inculqué quelques rudiments d'espagnol, la langue de leur nouveau pays.  De quel pays s'agit-il ? Où habitaient-ils auparavant et quelles étaient leur vie ? Pourquoi ont-ils quittés leur terre et pour quelles raisons ont-ils embarqué dans ce bateau ?  Ces questions restent sans réponse.
A Belstar, des noms leur ont été donnés. Simon, pour l'homme et David pour l'enfant. Simon a recueilli David à bord du bateau qui les a amenés dans ce pays. Il était seul et sans papiers d'identité. Il se sent responsable de lui et n'a qu'un seul objectif : retrouver la mère de David et lui confier l'enfant car "la place d'un enfant est auprès de sa mère", et que lui, malgré tout l'amour qu'il lui porte n'a pas "le droit d'avoir des exigences", comme il veut s'en persuader. 
A Novilla tout semble sous contrôle, même les êtres humains, leurs sentiments ; ce qui révolte Simon qui a "faim de beauté, de beauté féminine. Je suis affamé en quelque sorte." écrit-il.

samedi 2 novembre 2013

Les Renards pâles

 C'est parce qu'il ne parvient plus a payer son loyer et qu'on le menace d'expulsion, que Jean Deichel, "ce type de 43 ans taciturne qui touche les Assedic et n'en fait socialement qu'à sa tête", décide d'aller vivre dans sa voiture, et d'attendre la venue de l'"intervalle", cette impression indicible mêlant des sensations contradictoires, "comme si vous tombiez dans un trou et que ce trou vous portait". Cet "intervalle", il en fait une première expérience, un soir à la terrasse d'un café où il rencontre fortuitement un ancien copain, artiste, en compagnie d'autres artistes assez déjantés (l'un d'entre eux - le Bison - "refaçonne l'art" en "performant la destruction" par l'exposition d'organes de lapins ou de poulets qu'il a lui-même égorgés...). C'est aussi à cette occasion qu'il découvre l'un des animaux sacrés des Dogon du Mali : un petit chacal qui est appelé le Renard pâle. Au cours de ces errances dans le XXème arrondissement il tombe à plusieurs reprises sur des inscriptions anarchistes accompagnées d'un dessin étrange - "sorte d'épouvantail : cancrelat de sortilège, poisson-sorcier" - et c'est une femme vertigineuse, radicale et extrêmement sensuelle, Anna, surnommée "la reine de Pologne", qui va l'introduire chez les Renards pâles.